En 1855, par une belle matinée de novembre, quatre cavaliers chevauchaient dans les Montagnes Noires sur «une arête morne et dentelée» parsemée de «bruyères rabougries».

Ils longeaient un profond ravin dont le fond, à perte de vue, disparaissait «sous un épais fourré» servant de retraite aux nombreux sangliers qui ravageaient chaque année les champs de blé et de pommes de terre situés «aux lisières du bois de Kilvern» entre Gourin, Spézet et Roudouallec.

Huit jours plus tôt, «six paysans vêtus de peaux de biques, de pantalons de grosse toile boutonnés jusqu’à la cheville», chaussés de «gros sabots bourrés de foin» et coiffés de «chapeaux ronds à larges bords» d’où pendaient de «longs rubans», s’étaient présentés à Carhaix à l’Hôtel de La Tour d’Auvergne.

Ils venaient solliciter l’aide du lieutenant de louveterie Charles de Saint-Prix et surtout celle de sa meute de Grands Griffons fauves de Bretagne, indispensable pour chasser ces «moch meur (gros cochons) des grands bois où ils ne pouvaient les suivre sans chiens et les déloger des amas de rochers»… couronnant les crêtes où ils se réfugiaient.

Passionnés de chasse à courre

Répondant favorablement à leur demande, le comte de Saint-Prix, accompagné par Louis Trevarreg, «le plus malin de ses piqueurs», et par douze couples de chiens dont «Harmonie et Vétéran», spécialement dressés à suivre la voie du sanglier, s’était temporairement établi à Gourin à l’auberge du Cheval Blanc avec quatre de ses amis, passionnés comme lui de chasse à courre.

Charles de Lesguern, qui était «issu d’une dynastie de grands chasseurs bretons» des environs de Landerneau, avait invité le Gallois Edouard Davies, qui l’avait hébergé en Angleterre dans le sud-Devon où il chassait, entre autres, la loutre et le renard, à se joindre à cette célèbre «équipe de chasseurs de Gourin» dont faisait aussi partie Henry Sholto Douglas.

Cet Écossais résidait à Laz depuis 1825. Au cours d’un séjour de pêche au saumon à Châteaulin, il avait été séduit par la variété et l’abondance du gibier qui proliférait en Centre-Bretagne, où il chassa dès lors pendant 50 ans.

Nos chasseurs furent rejoints vers midi par Paul Walsh de Serrant, un aristocrate d’origine irlandaise dont la famille avait immigré à Nantes au XVIIe siècle.

Grand amateur de vénerie, il élevait dans le chenil de son château du Val de Loire de nombreux chiens «descendant de la vieille race vendéenne» dont certains avaient été croisés avec un loup.

Des chasseurs infatigables

Ces chiens, chasseurs infatigables, avaient poursuivi pendant plusieurs heures deux belles laies, «dont l’une fut frappée au cœur d’un coup de couteau de chasse» par leur maître, tandis que la seconde était achevée par Charles de Saint-Prix, qui présida sur place au partage équitable des deux bêtes entre la dizaine de paysans présents à la battue.

Puis ceux-ci le supplièrent de la reprendre, sachant que c’était la dernière journée consacrée à cette chasse en 1855.

Charles de Saint-Prix aurait préféré ménager les chiens car aucun, exceptionnellement, n’avait été tué ou blessé ce jour-là. Mais il finit par accepter pour les dédommager au mieux de la perte de leurs récoltes.

Il ne pouvait se douter que quelques heures plus tard, les réflexes et l’adresse face au danger de son cheval favori, Barbe-Bleue, un hunter anglais sélectionné pour la chasse à courre, lui sauveraient la vie.

Le soir approchait lorsqu’un grand mâle, dont l’oreille venait d’être traversée par «un lourd lingot» tiré par un paysan oublieux des conseils de prudence toujours prodigués par le lieutenant de louveterie, «enfila le sentier escarpé» sur lequel celui-ci se tenait.

D’un bond prodigieux…

L’animal, «furieux… la face couverte de sang et d’écume, se préparait à charger le cheval et son cavalier qui ne pouvaient éviter la collision à cause de la configuration des lieux (une muraille d’un côté, un précipice de l’autre)».

Mais «juste au moment où le sanglier baissait le nez pour se servir avec plus de force de ses défenses», Barbe-Bleue, d’un bond prodigieux, sauta au-dessus de la bête «et retomba sain et sauf plus loin dans le sentier, sans toucher une soie de son dos».

Edouard Davies, spectateur impuissant de cette scène, concluait ainsi le récit de cette journée : «C’était un grand animal pesant pas moins de 300 livres, avec des soies fortes comme des fils de fer, en assez grand nombre pour fournir tous les cordonniers de Basse Bretagne».

J.L.C.