Le pasteur Lecoat, fondateur de la Mission Évangélique Bretonne, écrivait en 1911 : « Il n’y a pas un coin, un village, une ville des trois départements bretons qui n’ait été parcouru par les colporteurs de Trémel… les foires, les marchés ont été visités… ainsi que les centres de pèlerinage et les pardons ». Ce constat étonnant est en fait le résultat du travail effectué par des dizaines de colporteurs protestants qui ont surmonté bien des oppositions, voire même des persécutions, afin de faire connaître au plus grand nombre le message libérateur de l’Évangile.

La Bible était un livre quasiment inconnu en Bretagne deux siècles plus tôt. Durant les guerres napoléoniennes, un pasteur gallois, le révérend Thomas Price, avait eu l’occasion de rencontrer et d’interroger de très nombreux prisonniers de guerre bretons. Il était curieux de constater la parenté des langues liée à l’héritage celte commun. Quelle ne fut pas sa surprise de s’apercevoir au fil des entretiens que la Bible, et également le Nouveau Testament étaient totalement inconnus de ses interlocuteurs. Ils ne savaient même pas ce dont il était question!

Ce constat fit grand bruit au pays de Galles, et bientôt deux sociétés missionnaires se préparèrent à envoyer des ouvriers en Bretagne. Avoir fait traduire la Bible par Le Gonidec, un grammairien breton, ne suffisait pas. Le Pays de Galles envoya en « petite Bretagne » deux prédicateurs de l’Evangile : le pasteur baptiste John Jenkins arriva à Morlaix en 1834, et quelques années plus tard il fut suivi par son compatriote le pasteur méthodiste calviniste James Williams qui s’installa à Quimper en 1842. Ces pionniers de l’Evangile avaient conscience de s’inscrire dans la lignée des premiers évangélistes de l’église chrétienne celtique, séparée de Rome, qui arrivèrent en Armorique aux Ve et VIe siècles, avec tout un peuple chassé de Grande Bretagne par l’invasion des Angles et des Saxons.

Tous deux, bénéficiant d’une délégation pastorale accordée par le pasteur réformé de Brest, Achille Le Fourdray, commencèrent par évangéliser les campagnes, tout en s’efforçant d’apprendre deux langues : le français et le breton. Les Gallois se sentaient proches du Breton. Ils reconnaissaient en lui l’âme celte, et des traits communs : énergie de caractère, profonde sensibilité, religiosité naturelle. Dans un premier temps, la campagne leur parut fermée, tant l’opposition du clergé et son emprise sur la population étaient grandes. Celui-ci s’appuyait aussi sur l’aristocratie, principal propriétaire foncier de la région. Ainsi le pasteur Alfred Jenkins témoignera en 1913 que des petits fermiers avaient vu leur bail non reconduit parce qu’ils avaient manifesté un accueil trop bienveillant envers les évangélistes protestants.

Les pasteurs purent prendre en charge dans les villes quelques protestants français ou suisses, mais le but principal de leur mission était bien les populations bretonnantes des campagnes. C’est grâce au concours des colporteurs que ce but pourra être atteint. Dès les années 1830 surtout, plusieurs sociétés bibliques ou évangéliques, de Londres, Genève, Paris, Nîmes ou Toulouse… employèrent des dizaines puis des centaines de colporteurs pour diffuser la Bible à travers toute la France. En 1863, un responsable de colportage écrivait : « Plus de la moitié des 1 800 ou 1 900 colporteurs employés pendant ces trente dernières années, étaient d’anciens catholiques, et c’est par la lecture d’une Bible ou d’un Nouveau Testament acheté à un colporteur qu’ils ont été convertis à Jésus-Christ ».

C’est ainsi qu’à Morlaix, le premier converti du pasteur John Jenkins, Yves Omnès, devint en 1841 colporteur. Son fils Guillaume fut aussi colporteur, et ses deux petits-fils, Yves et Guillaume furent évangélistes! Les colporteurs sillonnaient le Centre Bretagne, surtout à pied avec leur baluchon, et par tous les temps. En fait, souvent le temps n’était pas favorable, car c’est à la mauvaise saison qu’ils étaient employés. Au printemps et l’été le colportage était difficile, car les populations étaient trop occupées aux travaux des champs. Les colporteurs distribuaient ou vendaient Evangiles, Nouveaux Testaments et Bibles, et également quand le règlement de leur société d’évangélisation le permettait, des almanachs, des traités, parfois de polémique, des feuilles volantes avec des paroles de cantiques à apprendre… Mais la législation était pointilleuse : il fallait une autorisation préfectorale de colportage, et les publications devaient avoir été visées par le ministère. Les dénonciations ou plaintes d’opposants aboutissaient souvent à des contrôles, confiscations de matériel, ou expulsions des villes ou villages traversés. Parfois le clergé intervenait directement pour qu’un aubergiste chasse le protestant qui espérait avoir trouvé un lieu de repos pour la nuit. Même en plein hiver des colporteurs se sont retrouvés à la rue en pleine nuit! Il est aussi arrivé qu’ils reçoivent injures et force coups, ne devant alors leur salut qu’à une fuite précipitée ou à l’intervention de passants attirés par les cris de la victime de l’intolérance !

Le clergé avait échauffé les esprits. Le curé de Morlaix avait prévenu ses fidèles de la venue du pasteur gallois par ces mots « Un serpent plein de venin a traversé la mer ». Un autre du Morbihan n’avait pas hésité à traduire ainsi le verset de l’Evangile de Marc, chap. 10, v. 33 relatif à l’annonce prophétique de l’arrestation de Jésus : « Ils le livreront aux huguenots », à la place de « ils le livreront aux païens »! Mais comme le disait le pasteur Alfred Jenkins au congrès sur l’évangélisation de Paris en 1913 : « L’œuvre se fit pourtant, lentement, sans bruit, mais sûrement, tant du côté de Quimper que de celui de Morlaix. Elle se fit par les colporteurs, bien que souvent contrariés et arrêtés dans leur œuvre par le refus de l’estampille préfectorale sur leur livre. Elle se fit surtout par des réunions plus ou moins clandestines dans les maisons des fidèles, en ville ou en campagne ».

Quand en effet un bon accueil était réservé dans un endroit, si le curé n’était pas passé ensuite pour défaire tout ce qui avait été apporté, l’évangéliste ou le pasteur responsable venait proposer des réunions, et c’est ainsi que plusieurs lieux furent ouverts pour une annonce régulière de l’Evangile, voire dans la suite du temps, une salle de réunion spéciale ou une école était construite,

Parmi les convertis du pasteur Jenkins, figure le jeune Guillaume Lecoat, de Trémel. Petit-fils du fabuliste Guillaume Ricou, qui collabora avec le missionnaire gallois pour sa traduction de la Bible en breton parue en 1847, il assura la direction du poste de Trémel à la mort de John Jenkins en 1872. Quelques années plus tard, en 1884, la Baptist Missionnary Society de Londres qui soutenait l’œuvre, réorienta son action en direction du Congo. Plutôt que de fermer la station de Trémel, Guillaume Lecoat réussit à constituer un comité de soutien et fonda la Mission Évangélique Bretonne de Trémel. Cette mission allait devenir un grand centre de colportage biblique et de publications chrétiennes. Guillaume Le Coat fera appel pour le seconder, à un neveu de sa femme, Guillaume Somerville (1868-1945), il lui succédera plus tard dans la direction de l’œuvre.

En 1886, G. Lecoat eut l’idée de fabriquer une voiture biblique, tirée par un cheval et qui allait permettre de démultiplier le témoignage évangélique en Bretagne. En effet, le colporteur pouvait même y dormir et ainsi effectuer de plus grands circuits. Le recteur de Trémel, l’abbé Camus a écrit un témoignage concernant l’activité de la voiture biblique et des colporteurs de la mission de Trémel : « La voiture biblique circule continuellement dans toutes les régions de la Bretagne bretonnante. Elle a sa place marquée dans toutes les foires, quelquefois même aux pardons, et tandis qu’elle répand tout le long de son itinéraire une quantité considérable de Bibles et de brochures, etc., plusieurs colporteurs de second degré s’en vont à pied ou à bicyclette, compléter l’œuvre de propagande et porter jusqu’aux hameaux les plus retirés de nos campagnes, le précieux livre de la Société Évangélique Bretonne ».

Guillaume Le Coat lui-même a effectué une nouvelle traduction de la Bible en breton, qu’il eut l’occasion d’offrir au président Carnot lors d’une audience privée au palais de l’Élysée le 6 décembre 1889. Il publia également en breton un almanach, des recueils de cantiques, des feuilles volantes avec des chansons évangéliques très appréciées sur les marchés. Admirablement secondé par son épouse, il fonda à Trémel même une école de filles, un orphelinat (qui ne ferma ses portes qu’en 1974), une petite ferme et une usine à lin pour procurer du travail à des ouvriers qui ne pouvaient en trouver ailleurs du fait de leur foi.

Parmi la cinquantaine de colporteurs qui œuvrèrent dans les campagnes bretonnes, il est juste de saluer le zèle et la consécration de l’un de ses derniers représentants : Guillaume Le Quéré (1873-1963), aussi connu sous le nom de « Tonton Tom » . Son souvenir reste vivace chez les anciens protestants bretons. « Peu d’hommes ont travaillé aussi longtemps et aussi fidèlement au service du Seigneur»  a écrit à son sujet le pasteur Alfred Somerville.

Guillaume Le Quéré devint colporteur en 1896, répondant à un appel de son oncle, Guillaume Le Coat. Il commença ce long ministère de près de 70 ans à la foire de Morlaix aux côtés de Guillaume Omnès. Il resta fidèle à ce rendez-vous annuel. Jusqu’à sa mort il sillonna à bicyclette, puis à vélomoteur durant ses dernières années, les routes de Bretagne ayant tout un réseau de correspondants qui lui achetaient fidèlement les calendriers de méditations quotidiennes.

Même s’il n’a pas toujours vu les fruits de son travail, il lui arrivait parfois d’avoir des échos étonnants, comme ce jour d’un pardon à St-Herbot : alors qu’il distribuait des évangiles à la foule, il fut abordé par un homme qui lui dit en l’embrassant : « Mon frère, que je suis heureux de vous voir !

– Mais je ne vous connais pas !

– Peut-être ne me connaissez-vous pas, mais c’est grâce à vous que j’ai trouvé le salut. Vous avez vendu un Nouveau Testament à ma mère, et c’est en le lisant que je me suis converti. »

Le pasteur Pierre Prigent, un petit-fils du pasteur Georges Somerville, rapporte dans l’hommage rendu à Tonton Tom quelle était la réponse du colporteur à ceux qui lui demandaient ce qu’il vendait : « Je ne vends pas, monsieur, j’apporte aux gens la bonne nouvelle du salut, l’évangile du Seigneur Jésus-Christ. Il a changé ma vie, il m’a donné le vrai bonheur. Il veut le faire pour tous ceux à qui je m’adresse, et pour vous aussi. Voilà ce que je vais dire sur les marchés, et je donne à qui veut l’accepter des portions d’évangile ».

En Centre Bretagne, le Centre Missionnaire de Carhaix est un héritier direct de cette église de Morlaix et de l’œuvre des Gallois. Son fondateur, le pasteur Yvon Charles est issu de l’église baptiste de Morlaix (où il a été baptisé), et sa famille eut Alfred Somerville pour pasteur.