Dans la nuit du 12 au 13 septembre 1686, sept personnes montaient discrètement à bord de « La Prosperity », une barque pontée de quatorze à quinze tonneaux commandée par le capitaine John Bayly, qui s’apprêtait à quitter Bordeaux pour aller décharger sa cargaison de vin et d’eau-de-vie à Lyme, un petit port situé en Angleterre sur la côte sud de Cornouailles.

Tous protestants, ces passagers fuyaient les violentes persécutions religieuses, qui s’étaient intensifiées en France depuis la Révocation de l’Edit de Nantes signée à Fontainebleau par Louis XIV le 18 octobre 1685.

Parmi eux se trouvaient Pierre La Serre, un mercier de Bergerac âgé de 70 ans, et ses deux filles Marguerite et Suzanne, respectivement âgées de 25 et 30 ans.

Victimes des dragonnades 

Tous trois avaient résolument refusé d’abjurer leur foi.

Ils avaient donc été contraints pendant plusieurs mois de loger, nourrir et payer la solde de cavaliers appartenant à un régiment de dragons qui venait de dévaster le Béarn et était entré dans Bergerac «comme dans une ville prise d’assaut».

Ces dragons les avaient ruinés en pillant tous leurs biens, les laissant dans le dénuement.

Voilà, pourquoi, munis de lettres de recommandations adressées, entre autres, à des personnalités influentes tel le baron de Montagnac, un compatriote protestant déjà réfugié à la Haye, ils avaient décidé de se rendre en Hollande, le seul pays d’Europe qui garantissait au XVIIe siècle une totale liberté de conscience à ses habitants.

L’une de leurs coreligionnaires, Jeanne Pillette, espérait rejoindre à Londres son mari Louis Soulard, un ancien marchand de drap de Montpellier qui s’y était exilé l’année précédente.

Sans ressource, elle avait dû se résoudre à laisser à sa mère la garde de ses deux enfants dont l’aîné n’avait pas trois ans.

Pierre Brégeon, quant à lui, s’était embarqué avec son fils Jean, un petit garçon de 8 ans, et sa fille Marie, une adolescente de 12 ans.

Ce pasteur huguenot avait exercé son ministère pendant une dizaine d’années au château de Siorac, dans le Périgord. Emprisonné dans les geôles de Sarlat peu de temps avant la Révocation, il s’était résigné à abjurer pour éviter l’enlèvement forcé de ses deux enfants et leur enfermement dans un couvent où ils seraient contraints de pratiquer le catholicisme.
(Plus de 2300 enfants de 4 à 16 ans furent ainsi victimes de ces pratiques entre 1686 et 1689).

Pour échapper aux recherches, le pasteur Brégeon n’avait pas révélé sa véritable identité et se faisait appeler Pierre Grambois.

Les fugitifs, cachés dans une soute dissimulée par des tonneaux derrière la cabine du capitaine, n’avaient pas été découverts par les garde-côtes lors d’une première perquisition effectuée à Blaye.

Livrés par des douaniers cupides et sans pitié

Mais une violente tempête d’équinoxe avait ensuite obligé John Bayly à jeter l’ancre dans le port de Camaret.

C’est là, le 3 octobre 1686, qu’ils furent arrêtés lors d’une fouille minutieuse menée par Julien Gourd, Julien Crolais et René Quantin, trois «commis de la ferme des devoirs» chargés de réprimer la contrebande du tabac qui sévissait sur les côtes bretonnes.

Pour toucher la prime de 1000 livres (soit deux fois la valeur de leur salaire annuel) accordée à tous ceux qui capturaient des protestants fugitifs, ces douaniers les livrèrent le soir-même aux magistrats du siège royal de Brest, qui les firent écrouer dans les prisons de Pontaniou.

Ils y furent rejoints le lendemain par Nicholas Dolman et Samuel Paon, les deux jeunes matelots de « La Prosperity », ainsi que par John Bayly qui, lors de leur arrestation, était allé acheter des vivres au marché de Crozon.

Lourdement condamnés

Au terme d’un procès expéditif instruit du 4 octobre au 7 novembre 1686 par le sénéchal brestois Jean Joseph Berard, Pierre La Serre, Pierre Brégeon et les trois marins anglais furent condamnés aux galères à perpétuité.

Suzanne La Serre, sa sœur Marguerite et Jeanne Pillette furent «rasées» et enfermées «pour le reste de leurs jours» à Brest «dans la maison destinée à recevoir» les voleuses multirécidivistes et les femmes de mauvaise vie, tandis que Marie Brégeon était amenée sous bonne garde au couvent des Ursulines de Landerneau.

Le Parlement de Rennes, auquel tous avaient fait appel, fit libérer Nicholas Dolman et Samuel Paon, mais confirma les autres condamnations.

Pierre Brégeon, galérien pendant un an à Marseille à bord de « La Réale », fut libéré en 1688 et réussit à se réfugier en Suisse.

Jeanne Pillette, transférée dans un couvent de Nantes, parvint à s’évader «en passant par-dessus les murailles» à l’aide «d’une eschelle et de deux draps» que lui avaient vraisemblablement procurés des coreligionnaires.

Nous ignorons ce que devinrent ses compagnes d’infortune.

J.L.C.