Le 6 avril 1862, vers deux heures de l’après-midi, la foire de Quimperlé battait son plein lorsqu’Aimé Bolloc’h, un colporteur protestant âgé de 35 ans, domicilié au village de Goarem Suil, à Scrignac, vit des gendarmes s’arrêter devant son éventaire. Sur ordre du sous-préfet, ils lui retirèrent le permis de colportage que le préfet du Finistère lui avait officiellement délivré le 3 janvier précédent.

Ils saisirent aussi les exemplaires du Nouveau Testament en français et en breton, ainsi que ceux de l’Almanach des Bons Conseils édités par la Société biblique d’Angleterre qu’ils trouvèrent en sa possession.

Chacun de ces ouvrages portait pourtant «l’estampille bleue du Ministère de l’Intérieur» prouvant qu’ils avaient été agréés par la Commission de colportage que M. de Maupas, le ministre de la Police Générale de Napoléon III, avait créée en 1852 pour contrôler et au besoin réprimer ou même interdire la diffusion «des journaux, livres, brochures, gravures et lithographies» qui était étroitement surveillée.

Une dénonciation anonyme

Les arguments avancés par le sous-préfet pour justifier cette mesure arbitraire prise à l’encontre d’un colporteur dont le maire de Scrignac se plaisait à souligner l’honnêteté, la conduite irréprochable et l’excellente réputation, n’étaient guère convaincants.

Il avait, disait-il, été …«depuis quelque temps vaguement informé… que des colporteurs qui vendaient des livres de la Société biblique… tenaient de mauvais propos contre les prêtres».

L’enquête diligentée par le procureur impérial de Quimperlé ne tarda pas à démontrer l’inanité de cette accusation, qui reposait sur une dénonciation anonyme calomnieuse selon laquelle …«un colporteur dont on ignorait le nom, dont on ne pouvait détailler le signalement et que l’on ne saurait retrouver, aurait dit à une demoiselle (dont l’identité n’avait pas été formellement établie)… qu’il ne fallait pas croire toujours ce que disaient les prêtres».

L’affaire fut donc classée sans suite dès le 9 avril 1862 par ce magistrat qui, craignant qu’«une publicité inopportune ne lui soit donnée», conseilla au préfet de rendre dans les meilleurs délais à Aimé Bolloc’h son permis de colportage et les livres confisqués, ce qui fut fait quelques jours plus tard.

Il fallut pourtant attendre le vote de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse pour que cessent les discriminations et les tracasseries administratives dont les colporteurs protestants étaient victimes dans notre région, où leurs coreligionnaires ne représentaient que 0,07% de la population.

En butte au froid, aux injures, aux coups…

Mais les persécutions contre ces colporteurs, qui étaient présentés par le clergé aux habitants des campagnes comme «de rusés espions, des hommes dangereux, des malfaiteurs» auxquels on ne devait donner «ni pain, ni lit»… se poursuivirent pendant de nombreuses années.

En voici deux exemples, retenus parmi tous ceux qui sont rapportés par le journal mensuel «Le Trémélois», dont le pasteur Guillaume Le Coat, qui avait fondé la Mission Evangélique Bretonne à Trémel, près de Plestin-les-Grèves, était le rédacteur en chef.

Il y publiait, en 1888, la lettre d’un colporteur de cette mission, qui était venu au cours de l’hiver à Plouha, dans les Côtes-du-Nord, pour vendre des Bibles et diverses brochures en breton.

«Je viens, écrivait-il, par un temps de neige et de glace, de coucher à la belle étoile. En arrivant le soir dans ce chef-lieu de canton… je suis entré dans un hôtel où j’ai demandé un modeste souper et un lit. On me donna à souper et on me promit un lit; mais vers dix heures… un prêtre entra brusquement dans l’hôtel et dit aux demoiselles… qui tiennent cet établissement de me mettre à la porte parce que j’étais protestant. Immédiatement on me donna mon congé… et personne ne voulut me donner asile

Ce colporteur se réjouissait de n’avoir retiré «qu’un gros rhume» de cet incident déplorable.

Ce ne fut pas le cas de son collègue F. Hervet, qui dut rester alité pendant trois semaines après avoir été menacé de mort, le 8 décembre 1897, dans une auberge de Kergloff, par un valet de ferme qui le roua de coups sous prétexte «qu’il n’était qu’un misérable protestant… que l’on ne devrait pas tolérer dans le pays.»

L’auteur de l’article du «Trémélois» qui relatait cette agression le concluait ainsi: «Les cas de ce genre sont heureusement rares. Ne deviendront-ils pas plus fréquents? C’est à craindre, car je ne puis m’empêcher de remarquer une certaine exaspération dans les esprits… Il y a de la haine religieuse dans l’air, il y a comme un retour de l’esprit de persécution».

Cette constatation ne peut manquer de nous rappeller que la liberté de conscience et celle d’expression, proclamées par les Déclarations des Droits de l’Homme de 1789 et de 1948, sont des valeurs précieuses, mais fragiles, sur lesquelles il convient de veiller.

J.L.C.