Le 26 août 1880, Eugène Lejanne, futur pharmacien à Carhaix, et son ami le médecin de la marine Jules Crevaux débarquaient du paquebot «La Fayette» dans le port de Salga-Salvanilla, au nord-ouest de la Colombie.

Débordants d’enthousiasme, ils se préparaient à entreprendre dans la jungle de ce pays un voyage d’exploration très périlleux, en descendant, entre autres, sur un léger radeau de balsa, le cours du rio Guaviare, un affluent de l’Orénoque qu’aucun Européen n’avait tenté d’atteindre avant eux.

Pourtant, la plupart des Carhaisiens clients de son officine ignorèrent toujours les péripéties de cette expédition, car E. Lejanne, qui en avait été l’un des héros, n’en parlait presque jamais hors de son cercle familial.

Une rencontre providentielle

Cet homme très discret et modeste était né en 1848 à Plounévez-Moëdec, près de Lannion.

Après d’excellentes études secondaires, il était entré en 1867 à l’Ecole Navale de Brest pour étudier la pharmacie et y avait noué une solide amitié avec Jules Crevaux, lui-même étudiant en médecine.

Devenu aide-pharmacien de la marine en 1871, puis pharmacien de 2e classe en 1876, il venait de passer deux ans en Cochinchine lorsqu’il rencontra fortuitement à Paris son ancien condisciple que deux explorations des fleuves de Guyane avaient rendu célèbre.

Jules Crevaux connaissait l’exceptionnelle robustesse de son camarade, ses dons de dessinateur, ses qualités de chasseur hors pair et son intérêt pour l’étude des plantes tropicales.

Il l’invita donc à se joindre à l’expédition qu’il projetait de faire dans le bassin de l’Orénoque en compagnie de François Burban, un ancien gabier breton originaire de Clohars-Carnoët, et d’Apatou, un indigène guyanais de la tribu des Bonis qui lui avait déjà sauvé la vie à plusieurs reprises lors de ses explorations précédentes.

Nous connaissons les détails de cette expédition grâce, notamment, au récit qu’en fit E. Lejanne devant les membres de la Société Académique de Brest, auxquels il exposa longuement, en 1883, les résultats des nombreuses observations scientifiques que Jules Crevaux et lui-même avaient soigneusement consignés sur leurs carnets de route.

Mais il n’évoqua ni leurs conditions de vie très sommaires, ni les multiples dangers auxquels ils avaient été confrontés.

Nous savons, toutefois, que les quatre explorateurs, pour subvenir à leurs besoins, n’avaient respectivement emporté que «deux chemises, un hamac, une moustiquaire, des instruments scientifiques, quelques kilos de pacotille destinés aux Indiens», ainsi qu’«un fusil et des cartouches bien protégées de l’humidité», mais seulement «six boîtes de corned beef et six boîtes de sardines» car ils comptaient sur les talents de chasseur d’E. Lejanne pour les approvisionner en viande fraîche.

Celui-ci, en abattant chaque jour des canards sauvages, un pécari, un tamanoir ou autres cabiais (des rongeurs géants aussi dénommés cochons d’eau) ne les déçut pas.

Cruellement mordu par un caïman…

Le docteur L. Boudet, médecin-chef de la marine à l’Ecole Navale de Brest, nous parle également de leurs nombreuses épreuves, dans l’hommage qu’il rendit en 1933 à Jules Crevaux, tué et sans doute mangé en 1882, à 35 ans, par des Indiens Tobas de Bolivie.

En voici quelques exemples: navigation périlleuse sur des rapides hérissés de rochers acérés contre lesquels leurs embarcations risquaient à tout moment de se fracasser; rencontres inopinées avec des félins et des serpents redoutables; harcèlement des morpions, des tiques, des moustiques; dégâts causés par des processions de fourmis dévoreuses; crises de paludisme…,

sans oublier l’attaque mémorable dont Apatou fut victime de la part d’un caïman qui lui arracha un morceau de cuisse,

et surtout le décès dramatique de François Burban, emporté en trois jours dans d’atroces souffrances par la gangrène, après avoir été piqué au pied par une raie venimeuse.

Eugène Lejanne revint en France en février 1881. Il rapportait de son voyage, entre autres, quelques gourdes de curare offertes par des Indiens Piaroàs, ainsi que le secret de sa fabrication que des Indiens Guahibos avaient accepté de lui révéler.

Ce qui lui permit, six mois plus tard, de soutenir avec succès devant la Faculté de Pharmacie de Paris sa thèse intitulée: «Des curares et de leur distribution géographique…»

Promu pharmacien de 1ère classe en 1886, il fut admis à faire valoir ses droits à la retraite en 1894.

Il ouvrit alors une pharmacie à Carhaix, rue des Augustins (actuelle rue du Général Lambert), qu’il transmit bien des années plus tard à l’un de ses fils, avant de s’éteindre en 1932, à 84 ans.

J.L.C.