Un entretien avec Mme Eugénie Ropars… (interview parue dans le journal Regard d’espérance n° 181, décembre 2003)

      • « La Bretagne ne mourra pas tout à fait… »
      • « Je suis âgée mais pas vieille ! »
      • Diwan : « Je ne comprends pas certains «laïcs»… »
      • Souvenir des Festoù-noz d’avant-guerre
      • Le Kan Ha Diskan a repris vie à Poullaouën
      • Les paysans d’hier et d’aujourd’hui
      • Les protestants bretonnants du Guilly
      • Noël, c’était alors une vraie fête…

Ci-dessus, Mme Eugénie Ropars, décédée le 13 janvier 2013 à l’âge de 98 ans. Sur la photo de droite, des nouveaux testaments en breton qui lui appartenaient.

« Je crois que la Bretagne ne mourra pas tout à fait, qu’il y aura toujours quelqu’un pour parler de nos racines, de ceux qui nous ont précédés sur terre.

Le passé doit faire partie de la vie ! Ce serait trop triste que ces gens meurent deux fois. Il reste d’eux des choses qui peuvent servir aux autres, aujourd’hui… » nous a confié Mme Eugénie Ropars.

« Je suis âgée, mais je ne suis pas vieille »… nous a-t-elle malicieusement glissé à l’oreille, en guise de conclusion à un interview d’une remarquable densité.

Une phrase pleine de saveur – et tellement riche de sens derrière son apparent humour !

Et il est vrai que cette définition lui sied particulièrement bien :

quelque 90 années vécues au cœur du pays et des événements qui virent le kan ha diskan renaître et s’enflammer à nouveau sur les braises d’un feu qui mourait doucement, ont fait d’elle une mémoire vivante du renouveau culturel breton.

Et quelle mémoire ! Impressionnante de précision, à l’image d’une vivacité d’esprit, d’une culture, d’une soif de connaissance et de partage qu’on se plairait à rencontrer encore chez des personnes plus jeunes d’un bon demi-siècle !

Ajoutez à cela un regard pénétrant et lucide sur le passé et sur le présent, et vous vous trouvez face à une Bretonne de cœur et de conviction, qui sait estimer la valeur des richesses d’hier sans sombrer dans le passéisme, évaluer et apprécier les avantages d’aujourd’hui, sans ignorer ses inquiétantes dérives et les sombres perspectives qu’elles dessinent pour demain…

« Regard d’Espérance » vous convie ce mois à un voyage au cœur de l’histoire –parfois méconnue– du réveil de la « bretonnité », avec une famille qui en fut, et qui demeure, l’une des chevilles ouvrières:

Voudriez-vous vous présenter brièvement?

«Je suis née à Poullaouën le 15 novembre 1914, et j’y ai vécu toute ma vie, hormis cinq années passées en «pension» à Morlaix, chez des religieuses, puis au collège.

Ma mère, qui avait hérité d’un commerce de textile et de vêtements, ici, à Poullaouën, a ensuite voulu que je reste l’aider à le tenir. Je ne le voulais pas du tout… mais je suis quand même restée, définitivement! Et j’ai tenu le commerce à la suite de mes parents.

Mes frères sont partis: l’un dans la Marine, où il a été commandant du paquebot «France», un autre dans les services financiers de la régie Renault, un troisième est devenu professeur au lycée de Quimper, et un quatrième a été cadre à la Société Générale. Nous avions un autre frère, malheureusement trisomique, que j’ai hébergé tout au long de sa vie…

La famille était de Poullaouën depuis quatre générations, mes arrière-arrière-grands-parents étant venus de Bolazec pour les uns, et de Châtelaudren pour les autres. Dans cette branche de la famille – les Lelong – ils étaient éclusiers dans les mines, de père en fils, si bien que quand les mines ont fermé là-bas, ils sont devenus éclusiers des mines ici.

Et quand celles de Poullaouën ont fermé à leur tour, ils ont acheté la maison éclusière et les terres avoisinantes pour en faire une ferme.

Mon père a lui été exploitant forestier pendant 36 ans.

La culture bretonne a été, depuis mon enfance, mon grand centre d’intérêt. Nous y étions immergés, puisqu’on parlait toujours breton au magasin. Jusqu’en 1984, date de la fermeture, je parlais breton avec les clients.

Nous chantions aussi des cantiques en breton à l’église…

Le commerce avait été créé en 1865 par un frère de ma grand-mère – un Lelong – qui était marié à une sœur de mon grand-père – une Goubil – et qui était également secrétaire de mairie. La mairie étant fermée le jeudi, ils allaient vendre des tissus sur le marché du Huelgoat: ils y vendaient autant en une journée que pendant tout le reste de la semaine à Poullaouën! Le commerce marchait bien à cette époque-là, parce que les gens achetaient tout sur place: il n’y avait pas d’automobiles pour aller acheter ailleurs, ni de catalogues de vente par correspondance!»

Enfant de Poullaouën, d’où est parti le grand renouveau des chants et de la musique traditionnels bretons, vous avez bien connu la résurgence des Festoù-Noz dans l’après-guerre… Comment cela s’est-il passé ?

«C’est mon frère, Loeiz Roparz, qui les a relancés…

Les Allemands avaient interdit toutes les réunions, les bals, etc., durant l’Occupation, mais les gens d’ici étaient habitués à danser les danses bretonnes, avec ou sans musique, et ils allaient dans les campagnes, dans les hangars… Quand les soldats allemands arrivaient, les jeunes s’enfuyaient, puis revenaient. Ils se réunissaient aussi le dimanche dans les anciens bureaux de la mine, désaffectés. Les Allemands les y ont trouvés un jour et chassés… Le dimanche suivant, ils étaient de retour, et les Allemands aussi – ici vous pouvez interdire quelque chose aux gens, ils recommencent! – si bien que l’accordéon a été confisqué, la porte condamnée. Qu’à cela ne tienne: les gens ont dansé sur la route, en chantant!

Les Festoù-Noz existaient toujours dans les campagnes, avant-guerre; et c’est alors que mon frère avait appris à chanter et à danser. Je me souviens aussi avoir participé à un Fest-Noz un soir, ici, dans le bourg, chez des amis qui avaient battu un peu de blé dans la journée. Et une autre fois, chez des cousins, ou encore chez mes grands-parents, à Restangoff ou à La Chaussée. C’était vers 1925.

Mon frère a aussi appris des chants bretons à danser pendant la guerre, avec un camarade de Poulfonnec, auprès d’un couple Le Guern, de Kerdelleau. On dansait beaucoup chez eux après les labours…

Après-guerre, en 1954-1955, mon frère a organisé un premier concours de Kan ha diskan, avec des annonces dans les journaux, sur des affiches, etc. Et nous avons vu affluer des chanteurs. La plus âgée, Catherine Le Guern, avait 80 ans. C’est elle qui a eu le plus de succès! Mon frère a chanté avec elle.

L’année suivante, nous avons recommencé, et il y a eu un monde fou: les chanteurs sont venus de partout: de Rostrenen, de Scrignac…

Le curé était fâché de ce que nous n’avions pas organisé cette fête dans la salle du patronage. Mais elle aurait été bien trop petite!»

A quelle époque ce retour du Kan ha diskan a-t-il commencé à se répandre alentour?

«Un ami, Yves Com, de Spézet, a demandé à Loeiz de venir l’aider à organiser un Fest-Noz, environ trois ans après le premier concours.

Nous sommes donc allés à Spézet, et cela a été un succès. Puis d’autres encore ont été organisés un peu partout; et à chaque fois, les gens venaient nombreux, de plus en plus. Nous en avons fait jusqu’à Paris – beaucoup – et Bruxelles où les Bretons sont nombreux. (Le groupe de Belgique venait ici, à Poullaouën, chercher ses costumes bretons. Il avait 600 membres!)

Mon frère, qui n’avait pas de congé ces jours-là, a envoyé là-bas deux de nos bons chanteurs: François-Marie Gall et Guillaume Rivoal.

A son retour, j’ai demandé à François-Marie:

«C’était comment, là-bas?

–Comme ici, pareil, m’a-t-il répondu, c’est plein de Bretons!»

Dans les années cinquante, nous organisions aussi des Festoù-Noz entre nous, membres du cercle celtique de Poullaouën et gens du voisinage, dans nos maisons.»

Comment le cercle celtique de Poullaouën était-il né?

«J’avais créé le premier groupe en 1937. Il était composé d’amis de Poullaouën. J’en avais parlé avec Madame Jeunesse, une dame un peu fantaisiste, mais charmante, qui était bardesse, poétesse, mélodiste, et allait au Gorsedd de Perros-Guirec. Puis, un jour, elle m’a demandé de la part de Taldir Jaffrenou, si je pouvais réunir neuf couples de danseurs pour un défilé à Rennes. Il a suffi d’une seule journée pour trouver les volontaires nécessaires! Elle était stupéfaite… Plusieurs de ces personnes sont devenues membres du cercle quand nous l’avons créé, peu après. Taldir, qui était de notre famille par sa mère, nous a aidés à trouver son nom: les «Mêsaerien Poullaouën»: les «bergers de Poullaouën».

Comme nous étions les seuls de notre espèce, le cercle a tout de suite connu un succès fou: il existait d’autres cercles, à Rostrenen, Spézet, Châteauneuf, mais qui ne faisaient pas de Kan ha diskan au début. Nous n’avions pas d’instruments, et n’utilisions que le Kan ha diskan. Le public qui était lassé du biniou, était enthousiasmé par les couples de chanteurs, comme celui formé par mon frère et Huiban, ou Bastin Guern, avec lequel il a chanté pendant vingt ans.

Par la suite, cela s’est répandu comme une traînée de poudre!

Je me souviens de nos premiers déplacements au Gorsedd Digor de Châteaulin, en 1938; à Vannes, Concarneau, etc., en 1939.

A Concarneau, nous sommes montés sur le podium après le groupe folklorique de Pontivy, qui allait faire une démonstration de danse sur un terre-plein voisin pendant notre prestation… Mais voilà que tout leur public est venu nous voir quand nos chanteurs ont commencé, si bien que leur groupe, privé de spectateurs, a fini par suivre ceux-ci et venir nous regarder en se demandant les raisons de notre succès!

Le déplacement suivant aurait dû être le 3 septembre à Quimper, mais la déclaration de guerre est intervenue entre-temps…

Le cercle a été relancé après la guerre, et déclaré officiellement.»

Quels ont été, à cette époque des débuts, vos sentiments, vos réactions? Et quel souvenir en gardez-vous aujourd’hui?

«J’en garde un souvenir magnifique. Il y a actuellement à Poullaouën une dizaine de personnes qui ont connu le cercle dans ces années-là, et qui sont revenues vivre ici en retraite. Ils en reparlent sans cesse!

L’un d’entre eux m’a croisée dans la rue récemment et m’a embrassée en me disant:

«Comme nous avons vécu de bons moments au cercle! Cela a été la meilleure époque de ma vie!»

Mais le succès que nous avons eu ne m’a pas trop surprise, car mon frère était déjà demandé un peu partout pour apprendre à d’autres à chanter et danser, et parce qu’un groupe avait déjà existé en 1932, formé par le notaire, son épouse, des cousins, mes frères aînés… Il s’était produit au «Bleuñ Brug» de Brest. Je l’avais suivi, avec Loeiz, qui n’avait que onze ans. Dès cette époque, nous avions décidé de nous lancer dans tout cela.

Bien sûr, nous n’aurions par contre jamais imaginé que les Festoù-Noz connaîtraient un succès de cette ampleur!»

Comment ces fêtes campagnardes se déroulaient-elles dans ces premières années?

«Le Fest-Noz avait lieu le soir, après les grandes journées de labeur: l’arrachage des pommes de terre, les foins, la moisson… Les gens avaient travaillé très durement, mais n’étaient pas fatigués pour danser jusqu’au milieu de la nuit, et reprendre les travaux agricoles à l’aube! Cela devait les défatiguer. Tout le voisinage se joignait à la fête.

La danse avait lieu dans la maison: on repoussait tous les meubles pour dégager l’aire à danser. Mon grand-père disait: «Allez, on met la table dehors». On la sortait, de même que les bancs, et l’aire était libre…

Les chanteurs sortaient alors pour «chercher le ton»: ensemble, ils accordaient leurs voix pendant tout un temps, comme on accorde des instruments de musique. C’était étonnant!

Puis ils rentraient, allaient chercher chacun une jeune fille, et chantaient l’appel à la danse: «Salut à toi, camarade, puisque nous nous sommes tous deux rencontrés, nous allons chanter un air de danse pour faire danser l’assemblée…»

Les gens formaient petit à petit le cercle, et quand celui-ci était fermé, la danse commençait.

Elle avait toujours lieu en trois temps, avec deux poses qui encadraient le «tamm Kreiz»: «Le temps du milieu».

Tout se faisait avec le Kan ha diskan, car il n’y avait ni bombardes ni binious. C’était très vivant. J’ai toujours aimé entendre ces hommes chanter. J’avais sept ou huit ans quand j’ai vu cela pour la première fois.

Certains avaient des voix magnifiques! Je me rappelle entendre de ces paysans chanter dans l’air frais du matin en allant très tôt couper l’herbe fraîche dans les prairies, avec la charrette. Je me souviens en particulier de François-Marie Lapous – quelle voix il avait! – qui descendait en chantant vers les prairies, et un paysan d’une autre ferme, de Roz ar Haon, qui avait déjà commencé à faucher, lui répondait au loin!

C’était superbe à entendre dans la fraîcheur matinale.»

Pourquoi, selon vous, cette renaissance a-t-elle eu lieu ici, à Poullaouën? Qu’est-ce qui l’explique?

«Ici, comme à Plouyé, Kergloff et partout dans les campagnes de la région, les gens chantaient beaucoup à l’époque, par plaisir. Je me souviens d’un couvreur sur un toit, de la couturière qui m’habillait, petite, et chantait tout en travaillant sur sa machine, de l’ébéniste aussi… En passant devant les ateliers, on entendait ces belles voix! Qu’on ne dise donc pas que les Bretons sont des gens tristes!»

Votre famille a pris une part importante dans ce mouvement… Pourquoi cet intérêt familial pour la culture bretonne?

«Mon père et ma mère étaient «nés dedans». J’avais un oncle qui chantait très bien et dansait: François-Louis Ropars.

Comme nous aimions cela, mon frère s’est dit qu’il fallait absolument le sauvegarder avant que cela disparaisse. Il a donc organisé ce concours de Kan ha diskan. Puis il a passé sa vie à collecter ce patrimoine, paroles, airs, etc. Et il continue, à 82 ans. Il a enregistré des disques. Nous avons eu le grand prix du disque à Paris en 1956. Les jurés, qui n’avaient jamais entendu de Kan ha diskan, étaient complètement surpris. Ils ont trouvé cela formidable.

Plus tard, j’ai dû arrêter, car je ne pouvais continuer à multiplier les sorties, qui nous prenaient parfois plusieurs jours, à cause de mon commerce.

L’intérêt pour la langue bretonne est venu de ce que nous parlions breton à la maison, et ici dans le magasin. Et nous partagions et communiquions beaucoup. Nous étions curieux de connaître, de découvrir…

Mes parents lisaient en breton. Je me souviens d’entendre un jour mon père réciter une tirade d’une pièce de théâtre, très jouée dans les Côtes-d’Armor, alors que nous nous chauffions au coin du feu. J’ai été stupéfaite, mais je n’ai pas eu idée de lui demander où il l’avait apprise. On ne parle pas assez avec ses parents quand on est enfant.

Ma grand-mère, qui n’avait jamais été à l’école, mais avait appris à lire auprès de son père, lisait très bien le breton. Elle connaissait les évangiles par cœur et aimait aller discuter avec les pasteurs protestants qui venaient au Guilly.»

Que vous a apporté, à vous personnellement, cette immersion dans la langue, la culture, l’identité de vos ancêtres?

«Elle nous a permis de rencontrer beaucoup de gens, et d’apprendre beaucoup de choses, notamment l’histoire de Bretagne… Je me rappelle un poème qui concluait un recueil d’histoire de la Bretagne, en classe de certificat d’études, disant en breton: «Il n’est pas de peuple sur la terre qui aime autant sa patrie que les Bretons.»

Et cela nous a aussi permis de voyager, de découvrir d’autres horizons, ce qui n’était pas courant à l’époque: les gens avaient des préoccupations quotidiennes, beaucoup de travail, du mal à vivre… Certains «anciens» du cercle me le redisent aujourd’hui: sans lui, ils ne seraient jamais sortis de chez eux.

J’ai aussi eu la chance de sortir de Poullaouën avec mes tantes. A Morlaix, quand mon oncle Hervé Ropars était pasteur (protestant), puis à Brest.

Nous avons également reçu des personnes que nous n’aurions jamais rencontrées autrement. Quand le Kan ha diskan s’est répandu, nous avons eu un défilé de gens chaque été, ici à la maison! Un jour, des Canadiens de Montréal sont arrivés: ils avaient atterri à Paris la veille, avaient pris une voiture pour venir directement chez nous. Quand je leur ai dit que j’avais un cousin à Montréal, ils m’ont répondu qu’ils l’avaient vu le vendredi précédent, jour de rencontre hebdomadaire des bretonnants de la ville!»

Et que peut-elle apporter aux jeunes générations?

«Oh! tant de choses!…

Mais que leur apprend-on à aimer aujourd’hui? La télévision…

Autrefois, les petits enfants voulaient être pompiers, ou institutrices ou infirmières; l’autre jour, on demandait à des enfants ce qu’ils voudraient faire plus tard. Les réponses étaient: danseuse étoile, ou chanteur à Las Vegas…

Heureusement, nous avons des jeunes dans nos bagadoù et nos cercles de Bretagne, ce qui montre que la télévision n’a pas encore tout anéanti.

Je crois que ces jeunes sentent que leur culture va disparaître; c’est comme si la terre allait soudain nous manquer sous les pieds. Ils veulent se raccrocher à quelque chose. Et c’est aussi vrai en Alsace, dans le pays d’Oc, où l’Occitan est très parlé, etc.»

N’avez-vous jamais eu la tentation d’abandonner totalement cette identité bretonne, comme tant de jeunes de votre génération ont été poussés à le faire – et l’ont fait pour beaucoup d’entre eux?

«Non, ça jamais! J’écrivais des cartes postales en breton à mes parents. Ma tante Isabelle, qui faisait partie de «l’Armée du Salut», écrivait à ses parents en breton…

C’est la honte qui faisait taire les Bretons, parce qu’on était méprisés. Et cela perdure parfois.

Heureusement, parler breton est au contraire devenu valorisant pour les jeunes générations. Et je le leur dis toujours: celui qui parle deux langues est plus riche que celui qui n’en parle qu’une.

Quand mon oncle pasteur s’est installé dans le Midi de la France, ses deux garçons et ses deux filles ont terminé premiers de leurs classes dès la première année…

La Bretagne a fourni plus d’instituteurs et d’institutrices que les autres régions. Et cela se reflétait dans les résultats au certificat d’études, au baccalauréat, etc. Cela demeure et est très ancien!»

Les décennies ont passé et l’essor de la culture bretonne a été considérable, et continue à se développer. Quel regard portez-vous sur ce développement et sur la situation actuelle: la musique, les Festoù-Noz, l’enseignement de la langue, etc.?

«Vous pensez bien que cela me plaît beaucoup! Et je crois que le mouvement va se poursuivre, que la Bretagne ne mourra pas tout à fait, qu’il y aura toujours quelqu’un pour parler de nos racines, de ceux qui nous ont précédés sur terre. Le passé doit faire partie de la vie! Ce serait trop triste que ces gens meurent deux fois. Il reste d’eux des choses qui peuvent servir aux autres, aujourd’hui…

L’avenir du breton, de la culture bretonne dépendra beaucoup des familles. Les enfants sont un peu plus nombreux chaque année à apprendre le breton… c’est encourageant. Je suis heureuse d’en voir apprendre la musique bretonne, la bombarde, le biniou… et aussi les chants. Le chant était autrefois le recueil d’histoire des Bretons: la mémoire des événements se transmettait ainsi.

Et les échanges qui existent actuellement entre les musiciens bretons et ceux d’autres musiques traditionnelles du monde entier sont très positifs.

Cela crée des relations entre les gens, des relations d’amitié entre les peuples, où chacun prend part à la culture de l’autre.»

Que pensez-vous de «Diwan»? Et des problèmes qu’ils rencontrent?

«Leur existence est évidemment une très bonne chose… Mais les gouvernements successifs ne les aiment et ne les aident pas beaucoup! Or, une école coûte cher…

Le principe des écoles Diwan est excellent. Et je ne comprends pas que des enseignants laïcs refusent que les petits Bretons apprennent le breton «par immersion» puisque c’est exactement ce qu’ils font, eux, avec le français, y compris pour les enfants étrangers scolarisés en France!»

Vous avez également bien connu la vie des campagnes d’autrefois dans cette région de Poullaouën où votre père était négociant en bois, notamment grâce à la forêt du Fréau… Qu’est-ce qui a le plus changé en presque trois-quarts de siècle?

«L’habitat, le travail de la terre, les routes… Nous avions de vilaines routes autrefois! La France nous avait laissés avec nos ornières.

Un cousin du Cosquer a vécu pendant douze ans en Martinique. Quand il revenait ici, dans les années trente, il nous disait que les routes étaient bien meilleures là-bas!

Nous n’avions dans les campagnes que des chemins boueux.

Après la guerre, nous avons commencé à avoir de belles routes. C’est tellement plus facile!

Mon grand-père amenait mon père à l’école, à pied, de loin. C’était le seul enfant de ce coin très peuplé de la commune à venir à l’école. Mais ma grand-mère, qui avait souffert de ne pas avoir eu la chance d’aller à l’école, avait dit:

«Tous mes enfants iront à l’école, même si je ne dois manger que de l’herbe pour leur payer cela!» Elle a eu onze enfants…

L’hiver, où l’on avait moins de travail dans les champs, mon grand-père prenait la lanterne et partait dans la nuit avec son fils, faire des kilomètres sur les chemins boueux, et à travers champs. Arrivés à une petite rivière, il tirait ses sabots, le portait sur son dos pour traverser, puis le laisser continuer seul. Et le soir, il était là, près de la rivière, avec sa lanterne, pour le faire traverser à nouveau…

Mon frère aîné, que son métier de Capitaine dans la Marine a amené à voyager partout dans le monde, avait toujours les larmes aux yeux quand il évoquait ses petits camarades de Kersac’h, qui venaient à l’école avec un sac de toile à pommes de terre sur la tête pour s’abriter de la pluie – un sac dont on rentrait deux coins l’un dans l’autre pour en faire une capuche – et qui restaient manger leur quignon de pain sec et leur pomme sous le préau…»

Le monde rural s’est transformé… l’agriculture également. Qu’en pensez-vous?

«Le matériel agricole a tout changé. Les agriculteurs vivent enfin aujourd’hui comme tout le monde: ils peuvent prendre des vacances, voyager. J’en connais qui ont une résidence secondaire en bord de mer. Ils ont tout ce que les autres ont. Et le travail n’est plus le même, avec les étables, les laiteries entièrement automatisées… On peut aujourd’hui tenir une ferme à deux!

Pourtant, les soucis sont toujours là, parce que le matériel coûte horriblement cher… et voilà maintenant le problème de la pollution. Il y a eu des abus, et la Bretagne est polluée. On est allé trop loin.»

Regrettez-vous certains aspects de cette vie disparue? Qu’est-ce qui est bien meilleur aujourd’hui? Et moins bien, ou peut-être même difficile à supporter?

«La vie est plus facile aujourd’hui, mais les relations entre les gens ont changé. La voiture et la télévision ont tout transformé: autrefois, on se croisait en se déplaçant à pied. On s’arrêtait bavarder. On prenait le temps.

Dans le bourg de Poullaouën, vous ne rencontrez plus personne. Les gens des campagnes sortent en voiture et se voient dans les supermarchés de Carhaix!

Je pense qu’on était autrefois plus proches les uns des autres, plus unis, plus solidaires, par nécessité: personne ne pouvait vivre seul, faire seul la moisson, etc. Les relations étaient moins superficielles, et la vie de même.

Je ne regrette pas du tout les conditions de vie matérielles. Les vieux chemins boueux, les déplacements à pied ou à bicyclette sous la pluie, etc. Je me souviens de ma cousine qui venait à vélo du Guilly, avec deux énormes sacs à provisions, ou de ces gens qui arrivaient trempés à l’église le dimanche. Certains venaient se changer au magasin. Ils avaient leurs chaussures propres dans des sacs…

La vie était dure. Le travail aussi.»

Le Centre-Bretagne, et la commune de Poullaouën en particulier, ont un héritage protestant très ancien, et rare en Bretagne intérieure: le village du Guilly a eu une école et un temple protestants. Vous avez eu un oncle pasteur et assez bien connu la vie de ce village… Voudriez-vous nous en dire quelques mots?

«Une partie de notre famille était protestante. J’ai vécu parmi eux et j’aimais aller chez eux. Je sortais souvent avec mes tantes, je séjournais à Morlaix, à Brest, et au Guilly… où étaient aussi mes grands-parents. Nous aimions tous aller au Guilly!

Mon père me disait qu’il avait connu cent «feux» dans ce village où il n’en reste aujourd’hui que trois ou quatre! Cela signifie qu’au moins quatre cents personnes y vivaient. C’étaient des agriculteurs, des marchands de bois, et beaucoup de sabotiers, de bûcherons. Et il y avait des commerces: épiceries et autres.

Dans mon enfance, une trentaine de personnes assistaient aux réunions du soir où l’on chantait des cantiques. L’école fondée par les protestants a rassemblé jusqu’à 140 enfants! Il en venait de Carnoët, Scrignac, etc. Beaucoup de gens y ont été instruits!

Ma tante, la femme de mon oncle pasteur, était un peu le médecin du village. Elle était «nurse» de métier.

Les relations étaient bonnes entre tous les habitants, catholiques et protestants, du moins à l’époque que j’ai connue. Il paraît que les débuts avaient été un peu plus difficiles pour ces derniers. Une minorité est – hélas! – toujours mal vue par une majorité…»

L’école du Guilly a donc eu un succès considérable. Comment l’expliquez-vous? Quel souvenir en gardez-vous?

«Apprendre à lire et à écrire représentait quelque chose à cette époque! Or, il n’y avait rien, et voilà qu’une école se construit là, soudain! Mais, c’était extraordinaire pour tous ces gens!

Quand les pasteurs gallois ont demandé de l’aide pour acheminer les matériaux de construction depuis la gare la plus proche, vous pensez que mon grand-père – celui qui accompagnait son fils à pied à l’école communale, aux mines – a répondu:

«Vous aurez deux attelages plutôt qu’un, s’il le faut!»

Les parents étaient heureux. Et ils ont envoyé leurs enfants à l’école. Puis les adultes ont été aux cours du soir que donnaient les instituteurs, après la classe. Mon oncle, le pasteur, donnait lui des cours de breton, le soir également.

Même mon grand-père est allé assister aux cours de breton que donnait son fils, une fois en retraite!

Un jour, il croise un camarade et lui propose d’y venir avec lui. L’autre lui répond qu’il sait assez le breton… Mais mon grand-père lui dit alors:

«Ah, oui! Comment appelles-tu ce que tu mets au-dessus de toi quand il pleut?

–Ur paraplu, répond l’autre, utilisant le mot emprunté au français.

–Non, un disglavier (littéralement: un arrête-pluie) lui dit mon grand-père ajoutant:

–Et le lieu où s’arrête le train?

–Ur gar.

–Non, c’est du français ça! Ur porzh hent-houarn, ça c’est du breton!»

Mon oncle parlait bien le breton. Il fallait qu’il puisse prêcher en breton, car les habitants du Guilly ne parlaient pas beaucoup le français. Les protestants gallois qui étaient venus au début parlaient le breton, avaient composé des cantiques en breton, et avaient des Bibles en breton…»

Noël approche… retrouvez-vous dans la fête qu’elle est aujourd’hui devenue dans notre Occident du 21e siècle, ce que vous y avez vécu dans votre enfance?

«Pas du tout. C’était alors une vraie grande fête. Et une fête religieuse. Nous allions à l’église pour la messe de minuit. Elle était toute illuminée, grâce aux lampes à incandescence… Quel spectacle pour les enfants qui n’avaient pas l’électricité à la maison!

Il y avait tant de monde, parce que tout le monde était là, que tous ne pouvaient même pas entrer dans l’église! Et les cantiques de Noël chantés par la foule, en breton et en français, étaient magnifiques.

En rentrant, l’on faisait un grand feu dans la cheminée et nous recevions quelques gâteries: une orange, quelques crayons de couleurs, un petit jouet, un peu d’argent…

Nous avions une «thune» – une pièce de 5 francs en argent – pour Noël. Ma grand-mère en donnait une à chacun de ses petits-enfants. Ma grand-tante nous en donnait une autre…

Noël, c’était aussi le grand repas familial, avec les crêpes, le far, des «quatre-quarts»…

Les protestants du Guilly organisaient un «arbre de Noël» et donnaient un cadeau à tous les enfants.»

Avec plus de 80 années de recul, quel est votre regard sur notre société, sur son évolution?…

«Je m’inquiète un peu, car je trouve que les choses vont de mal en pis, et je me demande comment nous allons sortir de cette situation qui se dégrade de plus en plus.

Nous avions pensé que la Première Guerre mondiale, puis la deuxième serviraient de leçon. C’était l’horreur… mais cela n’a pas servi, puisque c’est encore l’horreur un peu partout!

La violence gagne, même sur les routes. La vie est bien moins paisible qu’autrefois.

Je crains que ce siècle-ci soit celui de la terreur.

L’indifférence aux autres est aussi plus grande…

Nous sommes un peu préservés dans notre région du Centre-Bretagne, mais plus complètement…

Enfin! Je me le dis chaque matin en me levant, et chaque soir en me couchant: «qu’on est bien ici!». Mais nous sommes des privilégiés par rapport à tant d’autres…»

…Et sur la vie?

«Il faut aller à la rencontre des autres, apprendre à les connaître, et avoir de l’amitié envers tous, au lieu de se regarder en «chiens de faïence». Un être humain est un être humain, quelle que soit sa couleur, sa culture…

On a toujours quelque chose à apprendre des autres.

J’ai toujours aimé communiquer, surtout en breton!

Cela me manque aujourd’hui. Les gens de ma génération disparaissent. Car je suis âgée; mais je ne suis pas vieille!»

(Entretien recueilli par S.C.)