Il est habituel de dire que la réforme protestante ne toucha que tardivement la Bretagne. Il n’en est rien. En effet, comment supposer que les Bretons, qui sont des gens de mer, des gens de commerce, des gens de guerre, de grands voyageurs, auraient pu rester en dehors d’un courant de pensée, l’humanisme, dont la réforme protestante ne semblait être, dans les premiers temps, qu’une variante. Cette «variante» fut essentielle dans l’histoire du christianisme en Occident, et connut un certain succès en Bretagne, car elle apportait la réponse recherchée en vain par les cœurs angoissés sur leur devenir éternel, et par les «conciles réformateurs» du 15ème siècle. Ceux-ci, avant même de combattre les abus de l’église catholique, s’étaient enlisés dans le débat concernant l’autorité suprême en matière de Foi : qui la détenait, le pape ou le concile général ?

A cette question, la réforme protestante apporta une réponse toute nouvelle : la Bible ! Le protestantisme est né de la redécouverte de la Bible, et de son message essentiel : le salut éternel, Dieu le donne gratuitement par la foi dans le sacrifice rédempteur du Christ.

A une époque où la peur de la mort, de l’enfer, terrorisait les âmes, le message évangélique ainsi redécouvert devenait libérateur. La tentative de réforme interne d’un diocèse catholique avait été essayée à Meaux par l’évêque Guillaume Briçonnet. Celui-ci avait pour conseiller « le plus grand savant de France » d’après Erasme : Lefèvre d’Etaples. Ce savant était aussi un homme de la Bible qui exposa la doctrine du salut par la foi, à partir de l’épître de Saint Paul aux Romains, dès 1512, soit avant les fameuses « thèses de Luther » qui servent à dater les débuts de la réforme protestante (1517). Lefèvre, au contraire de ses disciples, qui iront jusqu’au bûcher pour leurs convictions, ne quittera jamais officiellement l’église de Rome, et finira sa vie à Nérac, sous la protection de Marguerite de Navarre, sœur du roi François 1er.

L’expérience de Meaux dut subitement s’interrompre, car le « bras de fer » que Luther avait engagé avec le pape était suivi par toutes les universités d’Europe (dont les professeurs étaient membres du clergé), et à Paris, la Sorbonne trouvait de troublantes similitudes entre ce qui se passait à Meaux et les thèses de Luther.

Déjà une voie d’accès de la Réforme en Bretagne s’annonçait : l’université. Nombre de Bretons parcouraient l’Europe pour se former, et ils furent eux aussi confrontés au débat relatif à la Réforme de l’église. Le milieu des imprimeurs et des libraires était lui de même particulièrement réceptif aux idées nouvelles. Les gens de cour furent aussi confrontés à cette « nouveauté », car les partisans de la réforme étaient nombreux dans l’entourage royal. Au nombre de ceux qui soutenaient Calvin, on pouvait même compter la fille cadette d’Anne de Bretagne, Renée de France, que le roi avait éloignée en Italie, mais qui disait volontiers : «Si Dieu m’avait donné barbe au menton, les Bretons auraient été mes sujets». Elle recevait sans compter à sa cour de Ferrare les Bretons de passage, et plusieurs parlementaires, passés au protestantisme, durent à la duchesse de Ferrare et à son accueil leur découverte de l’Evangile.

Mais avec les marchandises, les idées aussi voyageaient, si bien que les axes commerciaux furent également des circuits de diffusion du protestantisme. Car loin d’être isolée du monde, la Bretagne était au contraire un carrefour entre le nord et le sud de l’Europe. Les marins bretons sillonnaient les mers, étaient reçus dans les ports, tissaient des relations avec la Hollande, l’Angleterre, l’Écosse… Le cas du Croisic en est une démonstration!

On comprend pourquoi, face à cette évidence pourtant ignorée, Bernard Le Nail, ancien directeur de l’Institut Culturel de Bretagne, s’insurgeait : «Il est temps de se débarrasser de l’image de la Bretagne qui a été cultivée et colportée par les voyageurs, les écrivains et les artistes, surtout à partir du XIXe siècle, celle d’un pays perdu aux franges du monde civilisé, une région éloignée des grands courants d’échanges, sous-développée, repliée sur elle-même et sur son passé… Loin d’être excentrée, la Bretagne a été longtemps, du fait même de sa situation géographique, au cœur même des échanges en Europe de l’Ouest. Sa situation était exceptionnelle, puisqu’elle était le point de passage obligé entre l’Europe du Sud… et l’Europe du Nord… elle possédait une des premières flottes commerciales d’Europe…» (Extrait de l’introduction au livre de C.Y Roussel : «La mainmise des Bretons sur le Limousin-Périgord, 1274-1522»)

Il ne faut donc pas s’étonner si Morlaix, Nantes, Le Croisic furent touchés très tôt par le message réformateur, si Rennes et Vitré (propriété de Renée de Rieux-Laval, également comtesse de Quintin) possédèrent dès1558 leur église réformée. L’historien Bernard Cottret écrit dans sa biographie de Calvin :

« C’est en 1555 que les premières églises calvinistes sont «dressées» en France, à Paris, Meaux, Angers, Poitiers et Loudun, Bourges, Orléans, Rouen, La Rochelle, Toulouse, Rennes ou Lyon se succèdent dans les trois années qui suivent».

Non, la Bretagne n’était pas en retard, elle faisait même partie du groupe des «pionniers»! Il suffit de lire ce qu’écrit l’historien Jacques Poujol au sujet de la très huguenote région Cévennes-Languedoc: «Dès 1559, grâce aux envoyés de Genève furent dressées les premières églises. A partir de Nîmes et d’Anduze, l’essaimage commence…».

L’ouvrage «La France Protestante, Histoire et lieux de mémoire» (2005, p.312) qui nous rapporte ces propos, signale aussi (p.368) qu’en Béarn, Jeanne d’Albret, mère d’Henri IV, prit pour la première fois la cène (l’eucharistie protestante) en décembre 1560, à Pau. C’est le terreau qui fera ensuite toute la différence, tout comme l’impact des Guerres de la Ligue qui ravagèrent irrémédiablement le protestantisme breton.

En Cévennes ou en Béarn, la Réforme s’est répandue comme une traînée de poudre, le souvenir du mouvement cathare (Albigeois) et de sa terrible répression y était peut-être pour quelque chose. En Bretagne, l’emprise du clergé était beaucoup plus forte; est-ce parce que l’église romaine ne s’était imposée que tardivement? Le christianisme celtique introduit par les «Saints Fondateurs» venus d’outre-Manche se prévalait d’une certaine autonomie vis-à-vis de Rome…

Mais dès avant 1559, de nombreux témoignages attestaient que la Réforme avait déjà touché la province en profondeur. Dès les années 1530, un receveur de Nantes commençait «de venir à la cognoissance de l’Évangile par le moyen d’aucun bons personnages qu’il hantait et par la lecture du Nouveau Testament en français». Il se trouvait à Paris quand éclata la répression liée à l’Affaire des «Placards» (octobre 1534): le roi avait trouvé affiché jusque dans ses appartements des libelles favorables aux protestants. Dénoncé, le receveur, Nicolas Valleton, fut jugé et brûlé vif à Paris le 21 janvier 1535.

Le 12 mars 1534 un scandale éclatait à Morlaix durant la messe à l’église Saint-Melaine. Durant l’élévation, un dénommé Alain Guézénec s’emparait de l’hostie et la foulait aux pieds. Il fut lui aussi brûlé vif le lendemain devant cette église. Vers 1540, l’évêque de Rennes, Yves Mayeuc, chassait les luthériens de son diocèse…

Pour ne pas risquer leur vie, certains de ces «huguenots» de la première heure choisirent l’exil. Au cours des années 1549-1559, une vingtaine de Bretons apparurent dans le «Livre des habitants» de Genève. Ils étaient originaires de Rennes, Nantes, mais aussi de Saint-Malo, Dinan ou Vannes. Le réformateur écossais John Knox, prisonnier des Français (fin 1547), passa 19 mois sur une galère à Nantes. A-t-il contribué à fortifier la communauté protestante clandestine? En tout cas, vers 1555, l’évêque de la ville était informé que les huguenots se réunissaient à la porte de l’enceinte dans la paroisse Saint-Similien. A ce protestantisme populaire, qui n’avait pas les moyens de s’extérioriser sous peine d’être exterminé, allait se substituer un protestantisme à forte composante nobiliaire.

La charnière dans cette expansion de la Réforme en Bretagne fut matérialisée en 1558 par le voyage «missionnaire» d’un très haut personnage du royaume, François de Châtillon, seigneur d’Andelot, colonel général de l’infanterie. Il assurait aussi l’intérim de son frère, l’amiral Gaspard de Coligny, et à ce titre était chargé d’inspecter la défense des côtes bretonnes.

Or ce grand seigneur était protestant. Sa mère déjà, sœur du connétable de Montmorency et ancienne dame d’atours de la reine Anne, avait côtoyé Lefèvre d’Etaples à la cour où elle avait été rappelée en 1530. Mais c’est durant sa captivité à Milan qu’il adopta la Réforme, sans doute par l’intermédiaire de Renée de Ferrare (fille cadette d’Anne de Bretagne).

Ses frères (l’amiral et le cardinal) le suivirent dans cette voie. D’Andelot avait épousé en 1547 une riche héritière bretonne, Claude de Rieux, dame de la Roche-Bernard et sœur de la comtesse de Vitré. François de Châtillon vint donc en Bretagne, accompagné du pasteur Carmel, secrétaire de Calvin, momentanément détaché au service de l’église de Paris.

Dans son château de la Bretesche, il fit faire un prêche auquel furent conviés les seigneurs de la presqu’île de Guérande qui inclinaient en faveur de la Réforme : les frères Du Boays, dont le seigneur de Careil (entre Guérande et la Baule), les Tournemine (à Piriac, d’où était aussi originaire le pasteur François Baron, en poste à Guérande en 1562), Jean Apuril (ou Avril, le trésorier des États de Bretagne) allaient ainsi être les piliers des églises protestantes qui furent bientôt fondées, avec l’aide du pasteur Pierre Loiseleur, à la Roche-Bernard (pasteur Jean Louveau, 1561), à Piriac (pasteur Noël Perruquet, 1563) et au Croisic (pasteur Mathurin Le Bihan, 1563).

Dans ce port, des marins et propriétaires de salines avaient déjà adhéré au protestantisme du fait de leurs contacts liés au négoce international.

A Nantes (pasteur Antoine Bachelard dit Cabannes en 1560, puis Philippe de Saint-Hillaire en 1563), le principal appui de la nouvelle église était Bonaventure Chauvin de la Musse-Pontus (un descendant du chancelier Guillaume Chauvin), qui s’était mis en relation avec Genève pour solliciter un pasteur. Des lieux de culte ont également existé alors au Pontus, à Sucé, à Nort-sur-Erdre… On attribue à la visite que fit d’Andelot au manoir de la Gascherie (en la Chapelle-sur-Erdre) la conversion en 1558 de son compagnon d’armes François de la Noue, dit «Bras de Fer», aussi appelé «le Bayard huguenot».

La douairière de Rohan, Isabeau d’Albret, qui avait déjà, grâce à sa belle-sœur Marguerite d’Angoulême, une certaine connaissance des doctrines protestantes, allait se déclarer ouvertement calviniste en 1559, et Blain (pasteur Silo Le Cercler, 1562), comme plus tard Pontivy (pasteur la Favède, originaire de la Roche-Bernard) et Josselin allaient à leur tour accueillir des prêches protestants.

Il convient de rappeler ici que la mère d’Henri IV, Jeanne d’Albret, était la nièce de la douairière de Rohan (fille du roi de Navarre). Le protestantisme était rentré dans la famille des Rohan depuis une dizaine d’années déjà. En effet, Jacqueline de Rohan-Gié (1520-1587), avait épousé en 1536 François d’Orléans, marquis de Rothelin, comte souverain de Neuchâtel en Suisse. Devenue veuve en 1548, elle opta pour la foi évangélique et favorisa celle-ci dans la principauté de Neuchâtel en tant que régente au nom de son fils Léonor, protestant lui aussi.

Dans la parenté des Rohan, le comte de Maure (à Guer) et le baron du Pont (Pont-L’Abbé, pasteur Claude Charretier, 1564) furent eux aussi gagnés à l’Evangile, tout comme leurs voisins de Blain, les Avaugour de Kergroas à Saffré. Dans l’évêché de Saint-Brieuc, à Plénée-Jugon, c’est Claude du Chastel (également héritière de la baronnie du Juch en Cornouaille) qui introduisit le protestantisme sur les terres de son mari, Charles Gouyon de la Moussaye. A Rennes, le pasteur Dufossé (le premier de Bretagne avec Mathurin Loumeau dit Dugravier) participa en 1559 à Paris au premier synode national des églises protestantes de France.

Outre le temple de Rennes à Cleunay (qui fut brûlé quatre fois avant d’être définitivement détruit à la Révocation de l’Édit de Nantes), les religionnaires de cette région purent aussi compter sur l’église d’Ercé-sur-Liffré (pasteur Jacques de Roullée, 1563, qui était du lieu) et sur la protection des seigneurs voisins, les très puissants Montbourché du Bordage.

Mais le refuge suprême restait Vitré qui revint en 1567 aux Coligny. Ploërmel fut également une église importante (pasteur Gilles Aubéry en 1561). Elle était composée d’hommes de loi, de seigneurs du voisinage (dont le comte de Maure, qui en 1562 voulut avoir un pasteur à son service, Etienne Laget) et d’ouvriers ou négociants liés au commerce de la toile. Plusieurs synodes provinciaux se tinrent dans cette ville.

A Châteaubriant (pasteur Lesnet en 1561, puis L’Oyseau) dont le seigneur était le vieux connétable de Montmorency, se tint en 1561 le premier synode breton. Sion, plus à l’ouest, était le fief de la famille La Chapelle et eut également un pasteur dès 1562 (Jacques Guineau). Nicolas de Chateaubriant était seigneur de Beaufort, résidant au Plessis-Bertrand près de Saint-Malo, d’où le pasteur Mahot, en 1568, rayonnait pour visiter les églises de Dinan, Combourg (qui avait en 1563 pour pasteur Guillaume Presleu), Plouer-sur-Rance… Vannes eut aussi son église dont le premier pasteur fut en 1562 le nantais Philippe Birgan, tout comme Morlaix (pasteurs Degric et Rolland, qui était bretonnant), Hennebont, et Vieillevigne (pasteur Philippe de Saint-Hilaire, 1565), la plus méridionale de la province qui était fréquentée par les familles La Lande de Machecoul et Goulaine.

La présidence de la noblesse bretonne aux États revenait de droit aux huguenots, au vu des prestigieuses lignées dont ils étaient issus: Rohan, Laval, Rieux, Trémoille, Avaugour, Chauvin de la Muce…

Au synode provincial de 1561, 10 églises bretonnes étaient représentées, à celui de 1563, elles furent 28 sur les 32 que comptait la province. De nombreux châteaux, aujourd’hui encore très visités, ont accueilli des prêches calvinistes; outre ceux déjà cités, évoquons encore Plouër, Quintin et Tonquédec (appartenant aux La Moussaye), La Roche-Jagu (aux Acigné), Bienassis (aux Gouiquet) Coadou près de Guingamp (aux du Liscouët)…

Voilà un protestantisme largement méconnu, et qui fut plus ou moins présent selon les époques, également en Bretagne Centrale.