Le 24 avril 1686, entre 5 et 6 heures du soir, le « Saint Nicolas », une solide chaloupe appartenant à Pierre Poulain, maître de barque au port du Légué, à St-Brieuc, jetait l’ancre «au bas de la rivière de Morlaix, près du chasteau du torreau».

Le marquis de Beaumanoir Henry de Lavardin, Lieutenant Général au Gouvernement de la Haute et Basse Bretagne, qui faisait appliquer dans toute leur rigueur les sanctions prévues par la Révocation de l’Édit de Nantes interdisant aux protestants de quitter le royaume de France, attendait à Morlaix son arrivée depuis quatre jours.
Aussitôt informé par un émissaire du maître de la barque, il se hâta d’accourir.
Là, vers 8 heures du soir, il donna l’ordre à ses gardes de soulever l’écoutille permettant d’accéder à la cale, dont il fit sortir «quatre damoiselles et un vieux bonhomme».

Victimes des dragonnades 

Françoise Guitton, sa tante Elizabeth, Magdelaine Granjon et sa fille Louise étaient originaires de Sion-les-Mines, une localité située à une soixantaine de kilomètres au nord-est de Nantes.
Protestantes, elles fuyaient les persécutions, et notamment les dragonnades dont leurs coreligionnaires avaient été victimes quelques mois auparavant dans le grand port breton.
Le 4 décembre 1685, deux compagnies de dragons venant du Poitou y avaient en effet été logées dans quelque 300 familles huguenotes.
La nuit suivante, une vingtaine d’entre eux avaient séquestré dans sa propre demeure le consul de Hollande Jacob de Bie.
Non contents d’y exercer leurs habituelles exactions, ils lui avaient, entre autres supplices, «bruslé les pieds en y laissant goutter le suif de la chandelle».
Puis ils l’avaient violemment frappé «plus de dix fois», tout en lui disant «qu’ils avaient reçu l’ordre, non de le tuer, mais de le tourmenter».
Le lendemain, ils l’avaient conduit chez le maire de la ville qui, pour le contraindre à abjurer, l’avait menacé de «mettre sa femme dans un couvent et ses enfants dans un hospital pour le séparer d’eux pour toujours».

Une redoutable méprise 

Les quatre passagères du « Saint Nicolas » avaient certainement eu connaissance de ces sévices, dont le récit, largement diffusé, avait été publié le 20 décembre 1685 par la « Gazette d’Amsterdam ».
Encouragées par leur amie Françoise de Machecoul, marquise de La Roche Giffart, qui projetait en cas de réussite de les suivre avec son neveu et sa nièce respectivement âgés de 2 et 4 ans, elles avaient donc décidé de fuir à Jersey, où de nombreux huguenots avaient déjà trouvé refuge.
Leur voyage, préparé par Claude Dubois, un paysan catholique de Plénée-Jugon, âgé de 69 ans, qu’elles avaient connu par l’intermédiaire de son fils, procureur à Sion, s’était déroulé sans encombre.
Le 24 avril 1686, les quatre femmes, persuadées qu’elles venaient d’aborder à Jersey, remplies de joie et de reconnaissance, remercièrent chaleureusement le marquis de Lavardin, croyant que c’était le gouverneur de l’île qui s’était déplacé en personne pour les accueillir.

Dénoncées par un aubergiste 

Mais elles ignoraient qu’elles avaient été trahies par Mathurin Blondel, un aubergiste d’Iffiniac, qui avait déjà probablement organisé avec Claude Dubois plusieurs passages de protestants vers les îles anglo-normandes.
Le 19 avril 1686, il négociait leur traversée avec le vieux passeur, lorsque le carrosse du marquis de Lavardin s’était arrêté devant sa porte.
Craignant d’être lourdement condamné pour complicité d’évasion, il s’était alors empressé de les dénoncer.
Le marquis voulait recueillir un maximum d’informations pour procéder ensuite à de nombreuses arrestations.
Il ordonna donc secrètement à Pierre Poulain de les laisser monter à bord, mais de les débarquer à Morlaix.
Mises en confiance par les prévenances dont il les avait entourées en les conduisant au manoir de Keromnès, en Locquénolé, pour les interroger, elles révélèrent sans difficulté leurs liens avec la marquise de La Roche Giffart, qu’elles pensaient avoir précédée à Jersey.
Mais la vue d’un crucifix, posé sur le manteau de la cheminée du manoir, fit comprendre à Magdelaine Granjon, la plus âgée, qu’elles avaient été dupées, et dès lors, elle conseilla à ses compagnes de se taire.
Détenues à Morlaix au couvent des Ursulines et dans celui des Bénédictines, elles purent quitter la France vers 1689 et vinrent s’établir en Angleterre.
Claude Dubois, condamné à 10 ans de galères, fut grâcié en raison de son âge.
La marquise de La Roche Giffart, à qui ses neveux avaient été enlevés pour être élevés dans le catholicisme, fut quant à elle enfermée dans la maison des Nouvelles Catholiques de Paris, puis autorisée en 1687 à se retirer à Amsterdam où elle mourut trois ans plus tard.

J.L.C.